“Monsieur Haneda était le supérieur de monsieur Omochi, qui était le supérieur de monsieur Saito, qui était le supérieur de mademoiselle Mori, qui était ma supérieure. Et moi, je n’étais la supérieure de personne. On pourrait dire les choses autrement. J’étais aux ordres de mademoiselle Mori, qui était aux ordres de monsieur Saito, et ainsi de suite, avec cette précision que les ordres pouvaient, en aval, sauter les échelons hiérarchiques. Donc, dans la compagnie Yumimoto, j’étais aux ordres de tout le monde.”
Ce premier paragraphe de Stupeur et tremblements, troisième roman autobiographique d’Amélie Nothomb, établit le ton du roman et présente au lecteur la structure hiérarchique de la compagnie Yumimoto, ainsi que la place du narrateur dans cette hiérarchie. Après avoir fini ses études en Europe, l’écrivaine belge de langue française retourne dans son pays de naissance pour travailler comme interprète. Grâce à sa connaissance de la langue japonaise, qu’elle maîtrise pour y avoir vécu jusqu’à l’âge de cinq ans, elle obtient un contrat d’un an dans une prestigieuse firme japonaise, la compagnie Yumimoto.
Cependant, sa vision idéalisée du pays s’avère loin de la réalité et elle est confrontée tout de suite à la hiérarchie rigide de l’entreprise, ainsi qu’à l’autorité oppressive et souvent misogyne de ses supérieurs. En fin de compte, au lieu de monter les échelons de la compagnie, elle les descend rapidement et finit par travailler pas comme traductrice, mais plutôt comme dame pipi dans les toilettes de l’entreprise Yumimoto.
Dès une première lecture, Stupeur et tremblements est à la fois l’histoire prévisible de l’étranger qui ne réussit pas à s’intégrer dans une société dont les normes sociales et culturelles sont très différentes de la sienne et celle de la quête identitaire du narrateur.
Toutefois, à un autre niveau, le roman peut se lire comme une satire de cette société et plus particulièrement du monde du travail japonais, qui vise les hiérarchies sociales et les rapports inégaux de pouvoir qui résultent.
Finalement, son style comique et plein d’esprit lui permet d’éviter l’autodénigrement, ainsi que la sympathie du lecteur.
Dans Stupeur et tremblements, Nothomb prend son expérience personnelle vécue dans la firme japonaise comme point de départ.
Sa critique est basée sur les réalités de l’entreprise japonaise, traditionellement fondée sur le modèle paternaliste et qui exige un fort respect de la hiérarchie, de même qu’une loyauté envers les supérieurs. Les employés commencent toujours au bas de l’échelle et l’individu se définit par l’entreprise, alors qu’à l’Occident c’est l’individu qui compte. Ce modèle sert de cadre à la satire de Nothomb.
La compagnie se transforme également en « lieu de torture », donnant au lecteur une image hyperbolique des abus qui y ont lieu. Quant aux personnages, ils sont tous présentés sous forme de caricature: Son responsable, monsieur Saito, est « un homme d’une cinquantaine d’années, petit, maigre et laid » et monsieur Omochi, le supérieur de monsieur Saito, est « un obèse colérique», « énorme et effrayant, ce qui prouvait qu’il était le vice-président ». Finalement, sa supérieure directe, et le seul personnage féminin dans le roman à part Amélie elle-même, semble incarner l’image parfaite de la beauté japonaise, beauté qu’Amélie idéalise et qu’évidemment elle n’atteindra jamais à cause de ses origines européennes : Fubuki est « plus grande qu’un homme », « svelte et gracieuse à ravir, malgré la raideur nippone à laquelle elle devait sacrifier » et a « le plus beau nez du monde, le nez japonais, ce nez inimitable, aux narines délicates et reconnaissables entre mille ».
Chez Nothomb, l’ironie, de même que le sarcasme et l’esprit, lui permet de s’affirmer malgré les situations oppressives et contraignantes dans lesquelles elle se trouve, ainsi que de renverser les rapports de pouvoir entre les personnages. L’ironie ressort notamment quand elle décrit ses postes de travail. Au cours du roman, plusieurs tâches, toutes humiliantes au point où elles sont comiques, lui sont accordées: photocopieuse, serveuse de thé et de café, distributrice de courrier, tourneuse de calendriers, et ainsi de suite. Finalement, elle est bannie aux toilettes où elle doit finir son contrat comme dame pipi, responsable du remplacement des rouleaux de tissu et du renouvellement des fournitures de papier-toilette au sein des cabinets. Le lecteur est donc témoin de la « foudroyante chute sociale » du narrateur, de sa descente des échelons de la compagnie – d’interprète jusqu’à « nettoyeuse de chiottes ».
Or, malgré la réalité de la situation, sa façon de la décrire est toujours pleine d’esprit et souvent ironique.
Donc les tâches qui lui sont assignées servent uniquement à l’humilier et à renforcer sa position au bas de l’échelle hiérarchique de la compagnie Yumimoto. Pourtant, l’ironie et le sarcasme du narrateur ont pour effet de ridiculiser la situation, ainsi que l’autorité de ses supérieurs. De plus, au lieu d’accepter la position de victime ou de cible de l’humour, elle y participe avec ses collègues.
Une deuxième cible de la satire de Nothomb est celle de la Japonaise et plus particulièrement la place des femmes dans l’entreprise et dans la société japonaise. Fubuki est la seule femme dans le roman, à part Amélie elle-même. Le rapport entre les deux femmes est particulier: d’une part, Amélie l’admire au point où elle la met sur un piédestal, d’autre part elle la hait « au point de souhaiter sa mort » et elle l’appelle régulièrement « son tortionnaire ». Mais ce qui relie les deux femmes sont les assauts verbaux auxquels toutes les deux sont sujettes de la part de leurs supérieurs masculins.
Amélie (et Fubuki) se trouve dans une position de subordonnée par rapport à ses supérieurs masculins. Mais, à travers la satire, elle remet en cause le pouvoir et l’autorité de ces derniers et critique ainsi la place des femmes et les abus de pouvoir dans des établissements dominés par les hommes et notamment dans l’entreprise.
Tout d’abord, elle décrit les rapports homme-femme en termes de violence physique et sexuelle en employant les métaphores du viol et du meurtre.
En comparant les assauts verbaux à l’abus physique et sexuel, l’auteur est en train de juger le traitement des femmes, ainsi que les rapports inégaux de pouvoir, au sein de l’entreprise. De plus, en réduisant la femme à « victime » et à « enfant », elle critique aussi la violence faite aux femmes et surtout le discours qui l’entoure.
Les malentendus fréquents entre la narratrice et ses supérieurs font ressortir des stéréotypes et des clichés culturels. Toutes ses initiatives sont incomprises et sujettes continuellement à des reprobations de ses supérieurs. Elle est accusée à plusieurs reprises d’être une individualiste, ce qui est vu comme un trait occidental: « Vous vous conduisez aussi bassement que les autres Occidentaux: vous placez votre vanité personnelle plus haut que les intérêts de la compagnie » et on lui demande souvent si tous les Belges sont aussi peu intelligents qu’elle.
Les préjugés sont ainsi fondés uniquement sur son apparence (européenne) et non pas sur sa nationalité ou sa culture d’origine. En fait, elle dit au début du roman qu’elle se sent plus originaire du Japon que de la Belgique.
Le dernier composant de la satire qu’on voit chez Nothomb est celui du carnavalesque, soit un renversement temporaire des hiérarchies et des valeurs.
Dans Stupeur et tremblements, puisque le récit est autobiographique, c’est l’auteure qui se donne la parole. En prenant la parole, elle renverse les rapports de pouvoir et, devenant supérieure à ses supérieurs, dénonce la corruption de ces derniers.
Une scène en particulier témoigne de ce renversement. Avec le temps, Amélie devient de plus en plus excentrique et à un moment donné elle commence à passer ses nuits à l’entreprise. Une nuit en particulier, elle vit un changement, un renversement, et elle devient (figurativement) Dieu pour la nuit. Toute seule au bureau, elle enlève ses vêtements, saute de bureau en bureau, crie de joie et se retrouve finalement assise à la place de Fubuki, sa supérieure directe: « Fubuki, je suis Dieu. Même si tu ne crois pas en moi, je suis Dieu. Tu commandes, ce qui n’est pas grand-chose. Moi, je règne. » Ici, on voit une inversion totale des rapports de pouvoir entre les deux femmes (le dominé devient dominant; l’inférieur devient supérieur).
En guise de conclusion, ce roman autobiographique montre les nombreuses couches que peuvent avoir des textes satiriques et ironiques. Ce qui, au premier regard, pourrait ressembler à un recit humoristique des malentendus culturels dans une entreprise japonaise est également une critique importante des hiérarchies sociales et des rapports inégaux de pouvoir qui existent non seulement dans le monde de travail japonais, mais dans la plupart des institutions du monde. La satire permet à l’auteure non seulement de critiquer et ensuite de corriger certaines vices et inepties du comportement humain, soit les rapports inégaux de pouvoir, la condition des femmes et les préjugés culturels, mais également de s’affirmer face aux pouvoirs dominants et de prendre le contrôle d’une situation dans laquelle elle se trouvait totalement impuissante.
Publié par Fernando García Sánchez, élève de 1ère année du Niveau Avancé.